Essaouira au fil de quelques auteurs

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« La ville frémit comme un être vivant sous le fracas des houles. La prière des minarets se répand dans la lumière froide du crépuscule,  en écho à la prière cosmique du firmament. Le chien noir qui aboie en bas de la citadelle effraie les oiseaux de nuit et les fenêtres closes. Une étoile polaire scintille au-dessus du rayon vert. Des ombres, tous les soirs, viennent sur les remparts  contempler les îles. Frêle humanité qui semble surgir des temps antiques, accentuant l'aspect fantomatique de la ville.
Le mouillage d'Amogdoul, la rade de Mogador où s'élèvera plus tard la ville moderne d'Essaouira, est un port naturel pour les bateaux à voiles. Elle a toujours été un mouillage idéal où hivernaient les bateaux ronds de l'Antiquité et du Moyen-Âge. Non seulement les îles - en particulier celle qui ferme la baie comme une baleine qui flotte, énorme sur la mer- la protégeaient de la houle, mais un banc de sable faisait obstacle aux courants marins, en reliant l'île principale à l'embouchure de l'oued Ksob. Il est indiqué sur une ancienne carte que ce banc de sable "se couvrait et se recouvrait", ce qui laisse supposer qu'on pouvait rejoindre l'île à marée basse. Une tradition orale rapporte que les troupeaux de Diabet (le village des loups)  allaient y paître au milieu d'une nuée de pique-boeufs. Les marins y sacrifiaient taureaux noirs et coqs bleus à leur saint patron Sidi Mogdoul. »

Abdelkader Mana, « Les rivages de pourpre »
Essaouira-Mogador, Casa-Express éditions.

« Avant mon départ, je décidai (...) d'aller une dernière fois au marché, peut-être pour me prouver à moi-même que je pouvais désormais fixer la rue qui m'avait vue naître.

(...)

J'étais véritablement  confuse d'être à la frontière de deux mondes opposés: celui que j'avais connu plus d'un quart de siècle plus tôt dans une ville en plein essor et celui que je voyais devant moi dans une ville délaissée à jamais par une population juive active, et pour la plupart aisée. Ce premier monde, que deux peuples frères avaient partagé en harmonie, faisait brusquement place à un autre où l'amitié avait disparu. Il s'agissait en réalité d'une tragédie en deux actes. »

Marcel CRESPIL, « Mogador mon Amour »
Eddif Maroc, Casablanca, mai 1990

 Il n’y a qu’un château que je connais où il fait bon d’être enfermé … Il faut plutôt mourir que d’en rendre les clefs … c’est Mogador en Afrique

Paul Claudel, « Le soulier de satin »

« Sous le soleil marocain, Mogador faisait figure d'exception. Battue par les vents, fouettée par l'Atlantique, elle s'enorgueillissait d'un tempérament fier et ombrageux, que trempait un climat rigoureux et sauvage. Conquise par les Portugais puis par les Anglais, ouverte à l'Occident, point d'arrivée des caravanes d'Afrique noire, drainant les marchandises précieuses, Mogador avait été créée, autour d'un village de pêcheurs, par Moulay Mohammed ben Abdallah. »

(...)

«Lorsque Sidney était jeune, à Mogador, il se levait tôt pour aller prier. Il prenait le thé en écoutant les récits des hauts faits des rabins, puis il se rendait à la boutique de marqueterie qu'il avait héritèe de son père,  avec ses objets en thuya, dont on utilisait les  racines, naturellement sculptées de motifs par la nature. Il faisait venir le bois brut des exploitations qui se trouvaient à une dizaine de kilomètres de la ville. Le thuya, essence rare, était contingenté, et seules les personnes habilitées pouvaient en faire le commerce. Le thuya, ou arar, était difficile à travailler en large surface, car il avait tendance à éclater, c'est pourquoi il était surtout utilisé en placage. Les marqueteurs travaillaient à la loupe les motifs en citronnier, très pâle, ou en ébène de Macassar, à la profonde couleur noire, qu'ils enjolivaient de nacre, de fils d'argent ou d'aluminium. Les dessins se détachaient sur le fond brun rosé du thuya au parfum caractéristique: l'odeur même de Mogador.     Le samedi, Sydney aimait à déambuler dans la ville, sur le port aux jetées parallèles, puis le long de la Scala, la longue muraille qui longe la côte avec ses créneaux et ses canons du XVIIIème siècle. La lumière baignait les remparts d'une beauté singulière. Un soleil transparent voilait la ville d'un blanc diaphane. Au crépuscule, une nuée d'un orange profond dorait les murailles. Le vent envahissait les rues et les ruelles, ébouriffait les passants et soulevait les robes des femmes et les djellabas blanches, bleues, vertes ou terre de Sienne. Vêtu de son costume blanc, Sidney errait dans le dédale des rues saturées d'odeurs et de lumière, celles des bijoutiers, des graveurs de bois, des marchands assis à même le sol devant leur boutique d'étoffes ou d'épices. Il se perdait dans les passages sombres où œvraient les cordonniers, les drapiers, les rétameurs, les boulangers, et les fabricants de coussins. Boutiques blanches, volets bleus, tissus chamarrés, vaisselle peinte, poterie de Safi: la lumière du crépuscule,  voilée d'un halo gris les jours de brouillard, nimbait ces éclats de couleur d'une douce aura. Sidney aimait aussi frôler la mer, et s'abîmer dans ce paysage d'une extrême beauté, indompté, qui, les jours de tempête, prenait des airs de côte anglaise. L'océan se fracassait alors au pied des murailles, explosait en une écume mousseuse. Les vagues se chevauchaient ainsi depuis des siècles, comme elles le feraient pendant des siècles encore, et aussi lorsque tous les juifs seraient partis de Mogador, et que seul le drapeau marocain flotterait sur la petite ville au pied du rocher. »

(...)

C'était il y avait cinquante ans. Le vent soufflait fort ce soir-là sur la ville de Mogador.     Il soufflait sur les remparts, les canons de la Scala, grande place fortifiée sur l'océan, sur les îles Purpuraires, sur le fort portugais, s'engouffrait dans les rues étroites où les artisans travaillaient le bois de thuya au parfum caractéristique.     Le brouillard s'était dissipé pour laisser place au vent qui rend fou. L'agitation du crépuscule, lorsque les chalutiers rapportent leur cargaison de poissons et de sardines, s'était apaisée, le soir venu, lorsque les rues se vident, que les synagogues bleues et blanches ferment leurs portes sur les derniers fidèles, et que les habitants se réfugient dans leurs maisons.     Le vent venu d'ailleurs, de quelque pays lointain et maléfique, le vent s'engouffrait dans les remparts, les récifs sur lesquels venaient s'écraser les vagues, le vent comme mille furies déchaînées, comme un chœur de djnouns hurlant au clair de lune. Le vent sur la ville entre désert et océan, au sifflement strident qui perçait les oreilles des passants, soulevait les chapeaux, les robes, fouettait les longues djellabas, bousculait les silhouettes comme des marionnettes, le vent si fort qu'il rendait folle la ville, le vent s'était levé, semblait-il, pour ne jamais repartir. Et soudain la clameur, la mer qui monte, sauvage, à l'assaut des remparts.     Et la ville entière bruissait des rumeurs apportées du désert, la ville blanche attendait dans son écrin de verdure, recroquevillée sous la tempête, et la route qui serpentait à travers les forêts d'arganiers charriait les invités venus de Marrakech et de Casablanca pour assister à l'événement qui avait lieu ce soir-là: Sol Pinto allait se marier. »

 « À l'instar de sa famille, elle était une vraie souiriya, une habitante de Mogador. Elle en avait le geste et la manière: elle cultivait une attitude et un parler un peu précieux, à mi-chemin entre l'arabe et l'anglais, "Ne'ebibask, sit down", disait-on à la Casbah, pour honorer un hôte. Elle accompagnait fièrement son père au Café de France où il aimait se montrer en col cassé, redingote et gilet, duquel pendait sa montre à gousset. Les jours de fête, il portait le frac anglais ou l'habit à queue de pie, avec son chapeau haut de forme, ses bottines et ses guêtres. Il prenait son thé servi avec un nuage de lait par les garçons aux cheveux gominés et aux plastrons amidonnés, ou par le patron lui-même, qui apportait le plateau avec souplesse, en vareuse blanche. »

Eliette ABECASSIS, « Sépharade»»
Albin Michel, 2009.